De La Bergerie Des Bons Soins

De La Bergerie Des Bons Soins Berger Belge

Berger Belge

Le chien de conduite par le Professeur Jean François Courreau

Le chien de conduite par le Professeur Jean François Courreau



Journée du 9 juillet "Cynégétique et Pastoralisme"

LE CHIEN DE CONDUITE: Un essai de caractérisation

Jean-François COURREAU Professeur à l'Ecole nationale vétérinaire d'Alfort

Résumé

Le chien de conduite est une singularité de l'Europe occidentale où il a atteint un haut degré de spécialisation dans la fonction. Cette utilisation s'est développée par la sélection d'individus présentant un intérêt naturel particulier pour le troupeau ("l'instinct troupeau") et par un dressage adapté. L'aptitude s'exprime chez le chien par une action qui rassemble, contient, déplace. Cet essai de caractérisation du chien de conduite combine 3 approches : éthologique, génétique, historique. L'approche éthologique met en évidence l'originalité de "l'instinct troupeau" : il s'agirait d'un comportement de prédation avorté avec conservation des séquences d'approche et de poursuite et perte des séquences d'attaque et de mise à mort. Par ailleurs, l'étude comparée des tendances comportementales des chiens de berger par rapport à d'autres races semble montrer une plus grande faculté d'apprentissage et d'obéissance, mais aussi une plus grande dépendance vis-à-vis de l'homme. L'approche génétique conduit à l'hypothèse d'un déterminisme monogénique pour "l'instinct troupeau", complété d'un déterminisme polygénique nuançant celui-ci et expliquant la variabilité observée pour cette aptitude. L'approche historique correspond au constat de la diffusion du chien de conduite en tant que technique, à partir des iles de l'Atlantique vers l'est européen. Cette technique n'aurait cependant pu se développer si l'aptitude naturelle d'intérêt pour le troupeau n'avait pas préexisté chez les chiens de ferme européens.

Introduction

Le chien de conduite est propre à l'Europe occidentale. On le retrouve bien sûr aussi en Amérique et Océanie, continents de colonisation de peuplement européenne, qui ont importé les races canines comme ils ont importé les animaux de fermes. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas ailleurs dans le monde des chiens qui aident à la conduite des troupeaux. La différence tient au haut niveau de spécialisation dans la fonction, obtenu en Europe par un long effort de sélection d'animaux prédisposés pour cet usage et le développement d'une technique de dressage permettant d'exploiter cet inné. L'aptitude s'exprime chez le chien par une action qui rassemble, contient, déplace le troupeau. L'action peut se développer sur l'initiative du chien, selon son naturel et son expérience, mais elle est toujours soumise au contrôle du berger. L'aptitude est en fait complexe. Nous nous proposons ici d'essayer de caractériser le chien de conduite par ce qui le singularise en explorant trois domaines : l'éthologie, la génétique et l'histoire.

I – L'approche éthologique

L'aptitude à la conduite repose sur un socle, "l'instinct troupeau", aptitude naturelle correspondant à un intérêt irrésistible pour le troupeau. Mais le chien de conduite est plus qu'un animal mû par un instinct : il est aussi doté d'un ensemble de qualités mentales (obéissance, concentration, faculté à apprendre) et physiques (endurance, vélocité).

Une aptitude naturelle

Scott et Fuller (1965), les premiers, évoquent la préexistence chez le chien des "origines" de toutes les aptitudes présentes dans les races modernes : "Ces aptitudes comportementales particulières qui ont peu à peu caractérisé les différentes races canines proviennent de la suppression ou du développement de caractéristiques comportementales existant chez le chien ancestral, plutôt que de l'émergence de nouveaux "patterns" comportementaux". C'est cette idée que reprennent Coppinger et Coppinger (2001). Ils partent tout d'abord de l'idée que le comportement de prédation est à la base des comportements spécifiques des races d'utilité. Le comportement de prédation des canidés sauvages est décomposé en séquences qui se succèdent : recherche et orientation, fixation, traque et approche, poursuite, capture par morsure, mise à mort par morsure. Chez le chien d'arrêt, par exemple, la fixation sur le gibier a été développée cependant que traque et poursuite ont été inhibées. Chez le chien de conduite, seules les quatre premières séquences comportementales sont présentes, capture et, surtout, mise à mort ayant disparues. Ces dernières séquences sont hautement indésirables pour l'homme, propriétaire des troupeaux, et ont certainement été contre-sélectionnées de très longue date chez les chiens de ferme vivant à proximité des troupeaux. Les morsures éventuellement observées dans le travail doivent être interprétées comme des actions soutenant le travail de contention ou de déplacement, correspondant à la séquence de traque, parfois comme des actions de défense, tout simplement. Parmi les quatre séquences conservées, Coppinger et Coppinger considèrent que fixation,traque et poursuite ont une expression hypertrophiée. Il nous semble que cet ensemble pourrait constituer l'instinct troupeau au sens large, attirance naturelle vers le troupeau complétée par une tendance au contournement. Ce qui domine est cependant la fascination que le troupeau exerce sur le chien, donc la séquence de fixation, et c'est peut-être cela qu'il conviendrait d'appeler strictement "l'instinct troupeau". Même si c'est un peu réducteur, il s'exprime particulièrement bien dans "l'oeil" du Border collie.

Des qualités mentales complémentaires

Scott et Fuller (1965) ont réalisé des études comparatives très complètes sur les tendances comportementales de 5 races : Berger des Shetland, Cocker spaniel, Beagle, Fox terrier à poil dur et Basenji. Vingt à quarante chiens par race ont été testés au cours de leur première année à des âges déterminés selon le comportement étudié. Dans le domaine de l'émotivité (réaction à des stimuli divers), le Shetland montre, avec le Cocker, les plus faibles réactions émotionnelles. Dans le domaine de l'aptitude au dressage, le Shetland est second pour apprendre à se tenir calme, dernier pour apprendre la marche en laisse (il se caractérise par un excès de contact avec le conducteur et le jeu avec la laisse), le plus lent au début et le plus rapide à la fin pour apprendre à s'orienter vers un but. Dans le domaine de la résolution de problèmes, le Shetland est dernier ce qui a fait s'interroger les auteurs puisque, dans leur esprit, le chien de berger est supposé sélectionné pour réaliser des tâches complexes sur troupeau. Ils pensent que cela pourrait tenir à une plus grande motivation des autres races pour les épreuves à récompense par une friandise, cependant que le Shetland "donne l'impression d'attendre de quelqu'un qu'il lui dise ce qu'il faut faire". Coren (1994) a conduit lui aussi des tests sur plusieurs races pour évaluer ce qu'il appelle l'intelligence adaptative (mémoire à court et long terme, capacité à résoudre des problèmes, réponse à des ordres simples, réaction à des stimuli). Il en ressort que les races de chiens de berger (ou de bouvier) sont bien classées en "Apprentissage et mémoire", mais pas en "Résolution de problèmes" où les terriers et les races primitives prédominent. Ces résultats sont cohérents avec ceux de Scott et Fuller. Doué pour apprendre et disponible pour le maître, le chien de conduite semble en revanche, avoir perdu en autonomie.

II – L'approche génétique

Le premier mouvement du jeune chien de berger vers le troupeau est caractéristique : une fois passée l'appréhension, il poursuit les animaux qui bougent dans un mouvement qui apparaît de prime abord comme de prédation, mais qui en fait évolue, parfois sur une seule séance de mise en contact, en un comportement d'arrêteur de fuites, d'encercleur. Ce comportement qui s'exprime sans préparation, à des âges divers mais dans la première année, apparaît ainsi "inscrit dans les gènes".

Un déterminisme monogénique

Quelques auteurs ont évoqué la possibilité d'un déterminisme monogénique pour "l'instinct troupeau". Nous rejoignons cette hypothèse pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il semble s'exprimer en tout ou rien : dans les races où la sélection sur le travail de conduite a été abandonnée, il est possible de faire la part des chiens intéressés par le troupeau et de ceux qui sont indifférents. C'est aujourd'hui le cas de toutes les races françaises et, plus largement, des races du continent (c'est-à-dire hors iles britanniques). Cette perte d'une caractéristique comportementale pourrait s'expliquer par une perte génétique par défaut de sélection. En revanche, les races chez lesquelles la sélection a été permanente ont près de 100% de sujets aptes. C'est le cas, en Europe, du Border collie. Ces constatations suggéreraient un déterminisme récessif.

Une modulation polygénique

Il est une évidence que les chiens qui montrent de l'intérêt pour le troupeau ne l'expriment pas tous au même niveau. Cette variation continue du caractère oriente vers un déterminisme génétique polygénique, les polygènes modulant alors l'action du gène majeur évoqué précédemment. Pour mettre en évidence ce phénomène, Isnard, Courreau et Langlois (2008) ont travaillé sur les résultats de concours "spécial Border" sur 5 ans. Les jugements lors de ces concours évaluent l'efficacité du chien dans ses actions sur le troupeau : recherche, prise de possession, amenée vers le conducteur, conduite sur un triangle, séparation du lot et mise en parc. L'héritabilité des pointages dans ces différentes épreuves est toujours faible, mais la valeur la plus élevée, 10%, correspond à la recherche, épreuve dans laquelle s'exprime bien l'instinct du chien. Les aptitudes d'obéissance et d'apprentissage l'emportent dans les autres épreuves. La faiblesse des héritabilités s'explique par la très grande influence des facteurs du milieu sur les performances des chiens. Pour préciser le déterminisme polygénique, modulateur de "l'instinct troupeau", il conviendrait de centrer de nouvelles études sur son expression dans le jeune âge.

III – L'approche historique

D'un point de vue historique, on peut penser que le chien de conduite est mentionné dans les écrits lorsqu'il s'est imposé comme "technique" de conduite du troupeau et que son travail a été considéré comme suffisamment original pour être remarqué par les auteurs traitant de l'agriculture. Ainsi, de Planhol (1969) a recherché les textes relatant le travail caractéristique de chiens manifestement dressés à la conduite dans les pays européens. Il relève un point de départ en Islande et dans les Féroé, vers le XIIIème siècle, puis une mention précoce, au XVème, au Pays de Galles, puis au XVIème en Angleterre, au XVIIème dans les Pays-Bas, d'où il s'étend en France, en Allemagne et dans les pays du nord au XVIIIème, les pays périphériques de l'Europe n'étant touchés qu'au XIXème, alors même que l'élevage ovin européen commence à connaître des difficultés. De Planhol relie la façon dont la technique a diffusé à l'évolution des contextes d'élevage et de culture, invoquant la régression des prédateurs et la révolution des pratiques agricoles qui a débuté au XVIIIème siècle. Ainsi, ce qui ferait l'unité des chiens de conduite européen serait la technique mise en oeuvre pour leur utilisation. En effet, s'ils présentent des similitudes de forme et de taille, les chiens de berger européens appartiennent à des groupes ethniques sensiblement différents (Courreau, 2006). La technique aurait été appliquée aux chiens indigènes vivant dans les fermes et dont les caractéristiques physiques et mentales apparaissaient appropriées. Ce faisant, il est permis de s'interroger sur la préexistence ou non de l'aptitude naturelle au troupeau : soit la technique de prise en main des chiens a fait émerger l'aptitude, soit celle-ci était déjà bien présente, peut-être ou sans doute exploitée de façon rudimentaire, et la nouvelle technique a permis de rendre les chiens réellement performants et a accélèré la sélection de ces chiens de ferme en privilégiant les sujets aptes. Cette dernière hypothèse nous séduit.

Conclusion

Le chien de conduite se singularise parmi les chiens d'utilité par son intérêt spontané pour le troupeau, communément appelé "instinct troupeau", ce caractère étant héréditaire. Cette particularité comportementale est indissociable d'une technique de dressage adaptée qui, historiquement, a fait le succès du chien de conduite.

Références

Coppinger R. et Coppinger L. – Dogs, a new understanding of canine origin, behaviour and evolution. The University of Chicago Press, Chicago, 2001, 352 p.

Coren S. – The intelligence of dogs. Canine consciousness and capabilities. The Free Press, New York, USA, 1994, 271 p.

Courreau J.F. – Parenté et filiation des races de chiens d'après les données de la littérature : quelques exemples. In Le chien, Etnozootechnie n°78, 2006, 71-79.

Isnard J., Courreau J.F., Langlois B. – The use of quantitative genetic methods in the study of canine working ability : genetic parameter estimates of Border Collie sheepdog abilities. 4th International Conference : Advances in canine and feline genomics and inherited diseases – Saint-Malo, May 21-25th, 2008.

de Planhol X. – Le chien de berger : développement et signification géographique d'une technique pastorale. Bulletin de l'Association des Géographes Français, 370, 355-368, 1969.

Scott J.P., Fuller J.L. – Genetics and the social behaviour of the dog. The University of Chicago Press, Chicago, 1965, 468 p.